Aout 2020.
La voleuse de livres
Elle scrutait minutieusement les étagères qui se dressaient devant elle. Des dizaines, des centaines de livres présentaient leur dos, tous scrupuleusement rangés et alignés ; ils apparaissaient comme une armée de soldats, guettant la moindre approche, retenant leur souffle à chaque doigt les caressants, prêts à déferler toute leur force à toute main qui s’en emparerait. Cette puissance des livres, elle en faisait son arme. Chaque ouvrage était pour elle un moyen de se hisser hors de tout obscurantisme, de lutter contre la mort de la pensée. Chaque livre exposé paraissait l’attendre, sur le point de se donner, s’offrir sans pudeur –l’érotisme des livres… Il semblait presque que le regard qu’elle posait sur leur couverture leur procurait un frisson (ou n’était-ce pas l’inverse ?) – le temps d’un instant, d’une hésitation, sa main frôlait le flanc d’un livre avant de se retirer tout aussi subtilement pour caresser la couverture d’un autre ouvrage. Ah, si elle pouvait tous se les procurer ! Tolstoï, Nabokov, Kafka ! Il y avait en ces regards, dans les tendres caresses de ses doigts sur les livres quelque chose d’excitant. Lire une œuvre, n’est-ce pas l’embrasser, la ressentir, lui faire l’amour ?
Son regard se posa sur un livre de Jean Genet. Le Journal du voleur. Elle retint son souffle ; était-ce une coïncidence ? Un appel ? L’avait-on démasquée ? Avait-on perçu en ses regards insistants une once d’immoralité, un vice enfoui dans les nimbes de son esprit ? Non, cela était impossible. Elle avait comme toujours pris soin de déambuler çà et là parmi les ouvrages, l’air rêveuse, telle une âme errante parmi ces génies disparus. Flânez au sein des livres et vous serez vous-même perçus comme un intellectuel incompris – et personne ne se méfie des esprits maudits… Personne ne la soupçonnait alors. C’était donc ce livre qu’elle choisirait cette fois-ci, il se présentait là comme un signe, il n’attendait qu’une chose : d’être saisi, kidnappé, pour être, enfin, dévoré.
Bouillonnante, le cœur palpitant, frôlant l’orgasme (intellectuel), elle s’en empara. Il fallait à présent demeurer naturelle, sûre d’elle, aucune crainte ne devait trahir son visage neutre. En ce lieu, aucune caméra ne surgissait du mur (y a-t-il si peu d’amateurs de littérature pour ne craindre qu’aucun de ces ouvrages ne puisse être volé ?) C’était auprès D’Arasse et de Derrida qu’elle pêchait – belles compagnies. Lui en voulaient-elles ? Hormis le regard de ces défunts, elle était seule. Hâtivement elle glissa le livre dans son sac en prenant soin de le couvrir d’un foulard. Le crime était commis.
Elle se remit à flâner, à déambuler de rayons en rayons, à frôler le dos des livres de ses doigts sveltes, puis elle se dirigea hors de la librairie. Aucune alarme ne retentit. Les portiques ne tiennent lieu que de dissuasion, et sa soif de lire dépassait tout intimidation. La tête haute, le sourire fier, elle s’échappa de ce lieu saint, Genet sa victime dans son sac. Quel sera le prochain à être kidnappé ? Après tout, le champ des possibles est large lorsque l’on est une voleuse de livres.
Décembre 2020.
Conversations
L’entrechoc des verres. Des bribes de voix éraillées. Des éclats enivrés.
Voici ce qui raisonne en moi alors que, devant moi, sont assis nonchalamment Gab’ et Aline de part et d’autre de la table en fer sur laquelle apparaissent des auréoles causées par les pintes de bières. Tous deux se sont, par de grands élans de rhéteurs, impliqués dans un sempiternel pourparlers (ou litige) où il s’agit d’établir le sens intrinsèque qu’a voulu délivrer Tarantino dans sa dernière œuvre. Les cheveux ébouriffés de Gab’ s’entremêlent davantage sous l’effet de ses magistraux gestes d’harangueur. La voix d’Aline se hisse au-dessus de son timbre rauque, comme pour surenchérir avec d’autant plus de sûreté et d’engagement, dans l’unique fin de contester une causerie qui ne la satisfera pas quoiqu’il advienne.
Il en va de soi : je ne suis pas concernée par l’épineux colloque qui se déroule autour de cette table métallique, rue de la soif. Qu’importe d’inclure dans cette échange d’élite une individue ne sachant causer de rien, sinon de quelques philosophes trépassés. Aucun de mes deux amis ne m’adresse un regard : cette indifférence m’invisibilise – je ne suis rien.
Alors, j’observe. Cet homme au teint grège, galérien incurable, s’enfile son troisième verre de whisky. Il est, comme mon esprit flottant, captif de son propre solipsisme – quel beau duo de feux follets nous formons. De l’autre côté de la salle, une femme svelte, élancée, s’abandonne au badinage de son amant, entre deux coupes de rosés – jolis tourtereaux – ils termineront leur soirée de façon impudique.
Des verres qui se déposent sur les tables raisonnent dans ce brouhaha devenu pour moi assujettissant. Une musique éloignée recouvre ce tumulte général. Tarantino. Ah oui. La voix de rogomme de Gab réintègre mon esprit ailé à mon corps déserté. Leur palabre n’a pas cessé. Leur loquacité m’engloutit. Dans cette cacophonie, raisonne ma solitude.
Septembre 2020
L’insoutenable légèreté de l’Amour
Kundera présente la vie comme une opposition entre la légèreté et la pesanteur. Dans ses bras, c’était du côté de la légèreté que je me trouvais.
Je me suis réveillée contre son corps et son torse nu – je flottais, la pesanteur était défiée. Mon âme s’était élevée pour contempler ses cheveux hirsutes et notre union tremblante. Dans cette abandon mon esprit, qui s’était dissocié de ma chair, était errant, lui-même perdu dans un tumulte de sentiments. Je ne prenais conscience de mon corps qu’au travers de ses doigts caressant mes épaules et de ses baiser légers (eux aussi semblaient ennemis de la pesanteur) qui délicatement venaient déposer une trace d’un moment transitoire, sur mon cou, mes joues, puis finalement, ma bouche. Je goutais cet instant comme s’il eut été le dernier de ma vie : belle tragédie. Ce moment, nos émois, nos vies reposaient de toute évidence sur quelque chose de fugace et précaire. Ce que Kundera nomme L’Insoutenable Légèreté de l’être, c’est aussi l’insoutenable légèreté de l’Amour. Et qui de nous deux souffrait des choses éphémères ?
Février 2020
2074
Je guette chaque livre exposé sur les étagères, poussiéreux, abandonnés à leur triste sort depuis tant d’années. D’une façon un peu hasardeuse ma main saisit le flanc d’un ouvrage saillant. Sa couverture est grège ; un mélange jaunâtre et de dépôts grisâtres. J’ouvre l’une de ses pages.
On n’est pas sérieux quand on a 17 ans.
Ceci est un vers, je crois, de poésie. Balayant la poussière d’un geste, le nom de l’auteur se dégage : Rimbaud. C’est tout trouvé, c’est la première œuvre que je lirai ! D’un claquement presque trop brutal pour la fébrilité du bouquin je le referme et le glisse dans ma poche. Je m’imagine les vers suivants : il parlera de son premier baiser que je n’ai jamais eu. Mieux, il évoquera une frénésie intellectuelle qu’il m’a été interdit d’avoir. Ou bien il racontera une nuit d’ivresse, d’une liberté démesurée qui m’est inconnue. Je vais lire des vers, des vrais ! Je vais découvrir ce qu’était la vie dentant !
Je contemple ces étagères abyssales, ces livres décrépites qui n’ont pas été lus depuis soixante années exactement. La bibliothèque nationale de Paris a rouvert ses portes ce matin, soit trois jours après le putsch de la milice pour la Libération des Nations. Depuis 2074, l’ancienne Europe a été unifiée sous l’égide d’un même chef, Robert Connor, qui avait fait de ces nations son royaume. Ce qu’on nommait jadis culture était bannie de la société. Ces soixante dernières années, la littérature et la philosophie étaient on ne peut plus taboues ; étaient menacées d’expulsion toutes personnes ayant connu la culture au début des années 2000 et qui évoquaient ces sujets aux nouvelles générations.
Je déambule dans ces galeries de livres, et me retiens de ne pas rouvrir l’œuvre de Rimbaud, impatiente de découvrir la suite de son vers. On n’est pas sérieux quand on a 17 ans… Notre bonheur est figé dans le temps. Oui, Rimbaud parlera indéniablement de bonheur. Je me demande ce que c’est… Bercés d’ivresse, nous déambulons dans des bars la nuit. Oui, il évoquera sans doute ses états d’ébriété ; il paraît qu’il fut un temps, les jeunes se réunissaient autour de cafés ou de verres de bières…
Je repense à Grand-mère Aline, qui a risqué sa vie pour me mentionner les poèmes de Lucrèce, les romans de Hugo, les vers de Rimbaud. Lutte contre l’obscurantisme, me disait-elle. Grand-mère, aujourd’hui prend fin cette sombre période. Dans les mois à venir rouvriront sans doute une à une les bibliothèques, des enseignants en littérature et philosophie seront formés. Et, dans ma poche, je peux sentir le poids d’un livre ! Rimbaud, à nous deux. Que dis-tu dans tes vers ? Je rejoins mon amante après minuit. Oui, il exprimera, pour sûr, ses amours.
Je sors de la bibliothèque nationale comme d’une bouffée d’une liberté nouvelle, mais mon corps se crispe soudainement. Face à moi se tiennent, altières, graves, des anciens soldats de quartiers. Sans doutes une milice rebelle, déterminée à faire perdurer le système de Connor. Dans ma poche, Rimbaud est un bon prétexte pour m’abattre.
Je ferme les yeux.
Je ne pourrai jamais connaître les vers suivants.
Emilie.
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